lundi 5 octobre 2015

Le pic speech ou le parle images le nouveau langage des adolescents

L’image, nouveau langage des ados

Le Monde.fr |  • Mis à jour le 
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L'image conversationnelle chère aux ados vise à entretenir le lien et susciter une réaction. | Thu Trinh-Bouvier

Les adolescents ont développé un langage qui leur est propre et qui présente l’avantage de les rendre incompréhensibles des adultes. Ils communiquent en images. Dans Parlez-vous Pic speech ?(Editions Kawa), publié fin janvier, Thu Trinh-Bouvier, spécialiste de la communication digitale, responsable nouveaux média chez Vivendi, décrypte ce phénomène, offrant un précieux sous-titrage aux parents.
Vous expliquez que les jeunes gens nés depuis 1995, donc avec Internet, et connectés en permanence via leur téléphone portable, ont développé une nouvelle langue. En quoi consiste-t-elle ?
Les ados manient désormais une langue particulière que j’appelle le pic speech (pour picture speech), un langage des images au sens large, qu’on pourrait aussi appeler « Parlimage ». C’est un mélange d’écrit et d’images. Ils échangent des textos bourrés de signes cabalistiques, les émoticônes, qui symbolisent visuellement leurs émotions. Mais aussi des photos avec texte et dessins associés, parfois tracés au doigt sur l’écran tactile. Ou encore des vidéos très courtes et des gifs, ces images animées. Tout cela grâce à Snapchat, Instagram ou Vine, les applications de leurs téléphones mobiles.
Le smartphone, dont ils sont massivement équipés, est devenu pour eux l’équivalent du stylo. Leur activité préférée, après l’échange de SMS, consiste à prendre des photos et à les partager. C’est une déferlante. Ils délaissent Facebook au profit des réseaux sociaux et messageries instantanées dédiés à l’échange de ces images. La messagerie instantanée Snapchat est leur temple, celui de la cultureLOL : ils s’y mettent en scène, manient l’humour potache, tout est permis. Certains ados envoient des dizaines de Snapchat par jour. Ils photographient et postent tout, tout le temps, comme ils respirent. Ils sortent de chez eux, photographient leurs pieds qui marchent dans la rue. Et postent : « Je vais m’acheter un croissant et je te retrouve après. »

Sur le réseau social Instagram, ils se mettent davantage en valeur à travers des selfies retouchés à l’aide de filtres. C’est la vitrine léchée d’un monde joyeux et esthétisant. C’est également le lieu des déclarations d’amitié et d’amour. Et dans leurs textos, ils placent toujours des émoticônes, tirés de bibliothèques toujours plus étoffées. Ces petits dessins fournissent une clé de lecture du message, ils l’enveloppent, lui donnent de l’affect. Un SMS sans émoticône est perçu comme violent, comme s’il y avait une tension, que la personne était contrariée. Si jamais, en plus, il y a un point à la fin de la phrase, c’est que le problème est grave !

Mélange de photos, d'émoticônes, de texte et de dessin : le langage des ados sur les réseaux est plus créatif qu'on le pense. | Thu Trinh-Bouvier
Pourquoi ce recours massif aux images dans l’expression des ados ?
Il y a bien sûr la facilité de l’outil, le smartphone, qu’ils ont toujours à la main, qui renferme tout leur univers et qui permet de prendre des photos. Cette génération baigne, depuis sa naissance, dans la culture de l’image. Elle a pu photographier très facilement dès son plus jeune âge. C’est donc devenu un mode d’expression spontané, naturel, massif, qui structure son rapport au monde.
Certains ados prennent même des photos qui ne sont pas destinées à être montrées mais nourrissent leur dialogue intérieur, comme ils écriraient un journal intime. Pour eux, l’image est ce qu’il y a de plus approprié pour exprimer un état émotionnel. Et elle intensifie le rapport aux autres. Nous, nous passions des heures au téléphone en rentrant du lycée, eux gardent le lien en envoyant des photos. Une façon de prendre la parole à la première personne, de signifier leur présence à l’autre.
C’est pour eux le mode d’expression le plus efficace parce qu’ils ont cette culture commune. La teneur émotionnelle du message sera immédiatement comprise par le destinataire. Les ados n’écrivent jamais « J’ai passé mon aprem à faire du volleyavec les copains », ils envoient un selfie d’eux au milieu de ces copains et du terrain. C’est plus facile et plus ludique. C’est de l’image conversationnelle qui est là avant tout pour entretenir le lien et susciter une réaction. Dans un second temps seulement, elle joue sa fonction de garant du souvenir.
Est-ce que le « pic speech », comme le « verlan » d’antan, permet de se distinguer des aînés ?
Oui, bien-sûr, les ados ont inventé une langue qui leur est propre, qui leur permet d’échapper au contrôle des adultes et d’affirmer leur appartenance à un groupe. Sur Facebook, où ils savent que les adultes vont, ils mettent peu de photos en ligne ou alors uniquement pour leur groupe d’amis. S’ils se déplacent vers Snapchat ou Instagram, c’est bien parce que c’est là que se trouve leur territoire, leur bulle. Ils sont par exemple passés maîtres dans l’art de conserver (« screener ») les images éphémères.
Les parents ne comprennent rien à cette culture LOL, à ces messages remplis d’émoticônes. C’est un langage plus complexe qu’il n’y paraît, avec énormément de règles implicites, qui nécessite un apprentissage et évolue du collège au lycée. Il est aussi bien plus créatif qu’on le pense. Sur Snapchat, certains ados sont capables de raconter une histoire à travers une succession de photos, comme dans un diaporama. Quand ils parlent, quand ils écrivent, les profs, les parents leur disent « On ne dit pas ça, on n’écrit pas ça ». Là, ils ont une page blanche, un espace de liberté, qui plus est de dimension mondiale.

dimanche 4 octobre 2015

Entreprise: comprendre la "génération Y"

Marie-Françoise Damesin Headshot


Sources ici
Au cours du Women's Forum, qui s'est tenu à Deauville la semaine dernière, j'ai eu l'occasion de présider un débat sur la génération Y. En tant que DRH du Groupe Renault (130 000 personnes dans 38 pays) et en tant que mère de trois enfants, je suis particulièrement curieuse de comprendre les attentes spécifiques de cette génération, en tant que salariés et en tant que clients.
Tout le monde a pu lire ou entendre çà et là quelques clichés sur la génération Y, décrite comme individualiste, impatiente, indisciplinée, vivant presque exclusivement à travers des réseaux numériques et collée à son smartphone. On en conclut un peu trop rapidement que cette génération est repliée sur elle-même, impossible à manager, peu engagée dans le travail et pessimiste dans sa vision de l'avenir.
Des enquêtes approfondies et les échanges directs avec cette jeune génération apportent un éclairage assez différent sur cette classe d'âge (entre 20 et 32 ans), née dans l'ère du numérique et de la mondialisation.
Plutôt qu'individualiste et égoïste, la génération Y serait humaniste, dans le sens où elle place l'humain au cœur de toute chose. Plutôt que désintéressée par le business, elle réclame un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée, avec une approche moins matérialiste de la réussite. Le bonheur est le premier de ses objectifs. Le succès professionnel n'est plus un objectif en soi mais un moyen, parmi d'autres, pour y parvenir. Enfin, plutôt qu'une génération sourde aux conseils de ses aînés, elle se montre avide d'apprendre tout au long de la vie, tout particulièrement à travers des modes collaboratifs.
Finalement, cette génération exprime ouvertement des attentes que tout le monde partage sans jamais avoir osé le dire. Et je vois davantage de caractéristiques qui sont des atouts pour l'entreprise que d'aspects incompatibles avec le monde du business : l'importance du réseau et la capacité à dépasser les frontières fonctionnelles et géographiques, la faculté de remettre en question et de challenger, la flexibilité, la mobilité, l'ouverture sur le monde - leur village -, l'autonomie, la créativité...
En tant que salariés, leur approche de l'entreprise est différente et peut déstabiliser les modèles établis et les pratiques en cours. Ils ne rentrent pas dans une entreprise pour y faire carrière, comme leurs parents, mais pour optimiser leur expérience professionnelle, étendre leur réseau et développer leurs compétences. Cela ne signifie pas qu'ils soient moins engagés pour autant.

Ils s'engagent avec force sur des missions, autour d'objectifs concrets, avec un esprit d'équipe solide, mais sont bien moins sensibles à la culture d'entreprise, aux statuts, à la hiérarchie. Un poste est une étape dans leur développement personnel, dans un monde où les opportunités sont sans limite et l'accès à l'information et à la connaissance quasiment infini.

Changer de poste, de secteur ou de pays demain ne leur pose pas de problème. Ce qui fera la différence, selon eux, ce sont les qualités humaines. Ceci révèle une vision lucide, pragmatique et multidimensionnelle de l'avenir.

La balle est maintenant dans le camp des entreprises : comment s'adapter à leurs attentes et à leur mode de travail ? Comment répondre à leurs revendications : davantage de fluidité et de transversalité, des organisations moins pyramidales et plus réticulaires ?

En tant que clients, les enquêtes montrent que l'automobile reste un objet attractif à leurs yeux, un symbole de liberté et un puissant vecteur de l'image de soi. En revanche, la génération Y entretiendrait un rapport différent à la voiture, en tous cas sur les marchés matures. 
Les jeunes ne la verraient plus comme un objet de possession exclusive et un moyen unique de mobilité. Pour eux, la voiture serait avant tout un moyen de se déplacer, qui peut être partagé et utilisé alternativement avec d'autres moyens de locomotion. 
On note également une plus grande sensibilité à des aspects immatériels comme les valeurs portées par la marque, le design, la vie à bord, l'expérience de conduite, la connectivité ou le respect de l'environnement. 
Les paramètres techniques, que les passionnés d'automobile connaissaient par cœur à une autre époque, sont aujourd'hui relégués au second rang. Cette nouvelle approche de la voiture a bien sûr un impact très important sur notre manière de concevoir nos produits et services.
Chaque génération est à la fois modelée par le monde dans lequel elle arrive et remet en cause ses modèles. La génération Y semble le faire sans éclat mais d'une manière étonnamment décomplexée.
Loin d'exprimer une distance désillusionnée ou un désenchantement, je crois que cela révèle une volonté profonde de rendre le progrès continu et la croissance durable, à travers la recherche de sens, de plus de cohérence entre actions et valeurs, de plus d'équilibre entre vies professionnelle et privée. Il me semble que cette génération a beaucoup à nous apporter.

Le rapport ambigu de la génération Y au numérique

Ingrid Nappi-Choulet Headshot


Sources ici
Professeur-chercheur à l'ESSEC, titulaire de la Chaire Immobilier et Développement Durable
TECHNO - Le digital a désormais envahi nos vies. Nous utilisons nos outils numériques non seulement pour communiquer, mais aussi pour travailler, consommer, nous déplacer, nous divertir etc. Qui peut désormais se passer de son smartphone, connecté aux réseaux sociaux les plus variés? Diverses études affirment que leurs propriétaires les consulteraient entre 150 et 220 fois par jour! Naturellement, la génération Y serait la première concernée par cette addiction croissante, de surcroit les étudiants qui sont amené à travailler en groupe et en réseaux.
Nous avons voulu analyser comment la génération "Petite Poucette" chère à Michel Serres, tout particulièrement les étudiants, imaginent en conséquence leur vie dans la ville de demain. La nouvelle étude de la Chaire Immobilier et Développement Durable de l'ESSECVille & Numérique, comment les étudiants français voient leur vie dans la ville de demain, amène justement à relativiser ces idées couramment admises. Et la réserve dont font état les étudiants vis-à-vis du numérique n'est pas le moindre de ces paradoxes. Inattendue de la part d'une génération volontiers décrite comme hyperconnectée, cette réserve est à même d'interpeler aussi bien les grands opérateurs de télécommunication que les adeptes de la smart city, pour lesquels la ville de demain ne saurait être que celle du quotidien à distance et de la fameuse big data.
Certes, les étudiants sont bien obligés d'admettre l'omniprésence du numérique: ils sont 61% à penser que, demain, ce dernier impactera fortement le travail, 50% les façons de se déplacer et 48% les modes de consommation. Toutefois, leur réserve est manifeste à plus d'un titre. D'abord, 58% d'entre eux sont opposés à l'usage de la géolocalisation pour se voir proposer des offres commerciales. Ce chiffre grimpe à 78% s'agissant d'utiliser le contenu des conversations mails pour se voir proposer des offres en rapport avec leurs centres d'intérêts.
Autre exemple : alors que l'on estime généralement que l'un et l'autre vont exploser dans les années à venir, ni le télétravail ni l'e-consommation ne remportent leurs suffrages: seuls 11% estiment qu'ils travailleront principalement à distance, et seuls 22% souhaitent faire leurs achats par Internet dans un avenir proche. Enfin, une écrasante majorité (77%) d'entre eux considère que le numérique est trop présent dans le quotidien des personnes de leur génération. Ils sont en revanche minoritaires (47%) à estimer qu'il est trop présent dans leur propre vie etc. Les étudiants se révèlent ainsi convaincus que le numérique a envahi la vie des jeunes Français, mais qu'eux-mêmes sont parvenus à en faire un usage raisonné et à maintenir une distance salutaire avec cet avatar équivoque de la modernité.
Deuxième enseignement majeur de notre étude: l'attrait qu'exerceraient les grandes villes sur une large majorité de la jeune génération, du fait de son dynamisme, de la diversité de leurs aménités et de l'étendue de leurs marchés de l'emploi. Or, l'étude de la Chaire invite à nuancer fortement cette idée : la grande ville a certes la préférence de 39% des étudiants comme lieu de vie futur, mais elle est talonnée par les villes moyennes et petites qui sont privilégiées par 36% d'entre eux.
Ce retour en grâce de la ville moyenne voire petite ne va pas sans poser des questions en termes numériques: quelle connectivité de ces espaces urbains intermédiaires? L'éloignement des grands bassins d'emplois implique-t-il une croissance massive du télétravail? Autant de conditions, semble-t-il, pour que ces espaces urbains intermédiaires offrent la qualité de vie qu'on leur prête. Ce résultat soulève de réelles interrogations en termes d'aménagement du territoire.
Cette attractivité des villes de taille moyenne va de pair avec un attrait massif pour les centres-villes, que ce soit comme lieu de travail (47% souhaitent y travailler) ou comme lieu de consommation (53% souhaitent y faire leurs achats). Bien loin d'un certain mode de vie dont le couple pavillon-centre commercial serait un symbole bien ancré, la vie idéale des étudiants consisterait ainsi à bénéficier des aménités d'un centre-ville, sans que cette ville soit nécessairement de très grande taille, les maux associés aux métropoles étant bien connus: cherté de la vie, manque d'espace et de nature, pollution, congestion, stress etc. Il n'y a donc pas nécessairement de contradiction entre leur attirance pour les villes moyennes et celle qu'ils manifestent envers les centres-villes.
Reste une troisième idée préconçue dont l'étude révèle les limites: alors que le débat public fait régulièrement état d'une "fuite des cerveaux", c'est-à-dire d'un phénomène de départ des jeunes diplômés à l'étranger, près de sept étudiants français sur dix (69%) affirment qu'ils préfèreraient vivre en France qu'à l'étranger.
Des étudiants majoritaires à préférer la France, beaucoup moins accros au numérique qu'on le dit souvent et de plus en plus nombreux à être attirés par les villes moyennes... Conservatrice, la génération Y? Leur mode de vie idéal, en tout cas, diffère largement de celui que les media leur accolent volontiers. Ni les métropoles ni le quotidien à distance n'ont vraiment leurs faveurs, tandis que l'invasion numérique les interpelle voire les effraie. Autant de conclusions détonantes qui invitent à reconsidérer la légitimité du tout-numérique dans la vie et la ville de demain.
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Ce billet est également publié sur le portail en ligne de l'ESSEC.